L’assistante sociale

L’assistante sociale

Votre visage est très pâle. Vos yeux voilés, agités, effrayés semblent chercher une porte de sortie, enfermés dans leurs orbites. Votre main posée sur la fiche que vous êtes censée remplir tremble, attrape un crayon et le secoue pour se donner une contenance. J’imagine, sous la table, vos jambes croisées, serrées autour de votre intimité. Vous ne dites rien. Le silence nous rassemble, nous lie un peu. Vous ouvrez la bouche comme si vous alliez recommencer à parler, briser ce vide, mais vous la refermez aussitôt. Je me sens coupable, c’est moi qui vous ai mise dans cet état. J’aurais dû deviner votre sensibilité. À vrai dire, je l’ai devinée, c’est même pour cela que je me suis laissée aller à vous raconter mon histoire. Vous êtes la première blanche à savoir. Mes sœurs savent elles aussi mais je n’ai pas besoin de leur raconter. Elles viennent de là-bas. Elles ont vécu la même chose ou à peu près. Vous, vous êtes trop loin, on vous a peut-être dit les choses mais avec des mots creux, des phrases mécaniques et vous n’aviez pas compris, pas de la même façon, pas dans votre corps, pas dans votre ventre et vos seins de femme. Vous avez des enfants certainement, vous avez un homme, vous connaissez la perte, vous la craignez même chaque jour de votre vie, même si vous la ravalez, votre peur, quotidiennement, pour avancer, pour les quitter un temps, pour les retrouver heureuse, joyeuse. Mais on ne sait jamais, n’est-ce pas? Et mon histoire vous a bouleversée, parce qu’il vous l’a rappelé. On ne sait jamais. Et puis, il y a un lien entre nous. Avant même que je ne commence à parler, le lien était là. Vous êtes comme ça, vous reconnaissez « l’autre », vous avez un grand cœur. Vous n’avez rien dit durant ces quelques minutes, cette heure ?, que nous avons passées ensemble. Vous m’avez accueillie, vous m’avez tendu la main, c’est rare vous savez. Chez nous, on s’embrasse, on se serre, on se touche. Ici, on recule d’un pas quand on vous croise, on s’écarte, on se salue à peine. Votre main à vous, ce n’était pas seulement un geste de politesse, c’était un geste de bienvenue, un partage, une rencontre. Je me suis engouffrée dans cette brèche, je me suis épanchée. J’ai des remords à présent. Je vous vois si triste. Pourtant, je n’ai fait que vous détailler ma vie, mon pays, ma famille. Je vous ai dit l’amour de mon mari, je vous ai raconté mes enfants, mes quatre enfants. Je vous ai parlé de chacun d’eux, un à un. Mon aîné, fort et grand déjà, mes jumeaux si proches l’un de l’autre, si semblables, leurs traits parfaits, magnifiques, et ma petite dernière, mon bébé, mon amour. Et la guerre, je vous ai dit la guerre, parce que sans ça, vous n’auriez pas compris, pourquoi j’étais ici, pourquoi je venais frapper à votre porte, pourquoi j’implorais votre pitié, pourquoi je demandais la charité, moi qui n’ai jamais rien demandé à personne, qui me faisais une fierté d’avoir toujours pu me débrouiller, avec mon homme, dans toute situation. Mais la guerre, ce n’est pas une situation. La guerre, c’est la destruction. Évidemment, ce qui vous a fait pâlir, c’est ça. Mes enfants torturés sous mes yeux, mutilés, assassinés à coups de machette, mon homme en morceaux, morceaux de chair, boyaux, os brisés. Moi non plus je ne savais pas que c’était possible. Je ne pensais pas qu’il existait une seule personne dans ce monde capable de tuer un bébé d’un coup de machette sans sourciller, comme si on taillait la branche d’un arbre. Ni plus, ni moins. Moins peut-être. Et mon bonheur était tel que je n’imaginais pas qu’il puisse être massacré en une journée de folie, une journée d’horreur. J’ai chaud, j’ai passé la main dans mes cheveux par mégarde, vous avez vu mon front, je ne m’y fais pas. Ma cicatrice. Elle est vilaine. Pardon. Oui, moi aussi, j’ai été frappée, battue, violée, ils ne m’ont pas épargnée mais ils ne m’ont pas achevée. Pourquoi ? Pensaient-ils que j’allais mourir de mes blessures ou mettre fin à mes jours moi- même ? Etaient-ils simplement fatigués ? Je ne suis pas morte, vous le voyez bien. Je me suis relevée. Je n’ai pas enterré ma famille, j’étais trop faible pour creuser ce sol dur et sec. J’ai embrassé la terre, j’ai pleuré une nuit entière et je suis partie. Votre regard s’égare, se pose sur mon ventre. Mon enfant va bientôt naître. Je suis venue ici parce que je voulais qu’il soit bien, qu’il ne rencontre pas la guerre. C’est l’enfant du démon mais c’est un ange. C’est mon ange, je n’ai que lui. Je vous remercie, je suis désolée, vos yeux sont humides, donnez-moi votre main, je vais vous consoler.

Fidéline Dujeu